Art and politics: A reappraisal FR


On a souvent donné à votre travail, tout particulièrement à votre pratique antérieure, l’étiquette d’« art critique » ou, encore plus fort, d’« art politique ». Mais il semble que, au regard de votre œuvre, cette notion doive être clarifiée. Je doute que vous seriez d’accord pour que l’on intègre votre art dans le « réalisme critique », catégorie que Benjamin H. D. Buchloh a introduite en 1995 pour décrire le travail photographique d’Allan Sekula.

Mon travail n’a jamais cessé d’être politique ; ce qui a changé, c’est ma façon d’envisager la forme de politique propre à l’art, par distinction avec le journalisme d’investigation ou l’agit-prop, par exemple. Au-delà de la tentative de rebaptiser ce que l’on avait coutume d’appeler le « documentaire social », il est difficile de voir ce que l’expression « réalisme critique » vise à accomplir. Les deux termes associés par Buchloh doivent être soigneusement définis. Se contenter de les relier en faisant comme si leur signification allait de soi, c’est se rendre inévitablement complice de la doxa – pour laquelle être critique, c’est critiquer. Ici, le « critique » assigne l’« artiste » à une position analogue à celle qu’il occupe lui-même – celle d’une personne littéralement exceptionnelle qui examine, discrimine et juge. Lorsqu’une telle position est assignée, on ferait bien de se demander si la vision critique ne souffre pas de points aveugles. Brecht définissait la « critique » comme ce qui se soucie de ce qu’il y a de critique dans la société. À mon sens, ce qu’il y a désormais de fondamentalement critique dans les sociétés occidentales où je vis et travaille, c’est la colonisation progressive du terrain des langages, des croyances et des valeurs par les contenus et les formes des médias grand public – qui imposent une uniformité industrielle à l’imaginable et au dicible et qui engendrent les sujets dociles et synchronisés d’un processus politique « démocratique » dans lequel l’élection ne change rien. Les artistes qui réalisent des « documentaires » rencontrent d’ordinaire leur objet non pas de façon directe mais par le biais des médias. Par conséquent, ce que de telles œuvres « documentent », ce ne sont pas leurs contenus apparents mais plutôt la conception du monde changeante des médias, et elles restent vaines en tant qu’art si elles ne parviennent pas à faire autre chose que recycler des faits, des formes et des opinions déjà connus par ces sources premières. Je tiens à souligner que je parle du documentaire dans le monde de l’art. Au moment où j’écris ces lignes, le cinéaste iranien Jafar Panahi est en prison – surtout, semble-t-il, parce qu’il préparait un documentaire consacré à l’énorme mouvement de contestation qui a fait suite aux élections douteuses de l’année dernière [2009]. La valeur politique du documentaire est conjoncturelle, le contexte est aussi important que le contenu. La valeur politique de l’art repose principalement, non pas sur le contenu, ni sur le contexte, mais sur le langage. Je ne vois pas quelle est la raison d’être d’un « art » qui sollicite les mêmes connaissances et capacités interprétatives générales que celles que je mobilise quand je lis le journal.

Et qu’en est-il de l’autre moitié de l’expression de Buchloh, le mot « réalisme » ? En 1987, dans un article intitulé « Geometry and Abjection », vous plaidiez pour un projet artistique « réaliste ». Or, à présent, vous définissez ce projet dans les termes d’un « réalisme psychique », expression que vous empruntez à Sigmund Freud. Dans quelle mesure cette notion de réalisme psychique s’accorde-t-elle avec une idée que vous mettiez précédemment en avant, la fonction de l’art en tant que critique de la culture ?

Il y a bien longtemps, le philosophe britannique Gilbert Ryle a examiné la distinction que l’on fait habituellement entre la « réalité » et notre vie « intérieure ». Du fait de cette distinction, nous habitons simultanément deux mondes parallèles : l’un privé et psychologique, l’autre public et matériel. De ce point de vue, l’expression « réalité psychique » est un oxymore. Ryle soulignait toutefois que cette version de notre expérience du monde ne permet pas de rendre compte des transactions qui s’opèrent entre histoires publiques et histoires privées, puisque ces transactions ne relèvent par définition d’aucun des « deux » mondes. Par conséquent, il est impossible d’expliquer comment les sujets individuels en viennent à s’insérer dans des processus politiques généraux – sauf à convoquer des catégories aujourd’hui largement superflues, telle celle de « conscience de classe ». Ce que Ryle ne soulignait pas, mais qu’il aurait pu souligner, c’est que la distinction entre privé et public est hiérarchique – ainsi lorsque l’on subsume le « fantasme subjectif » sous la « réalité objective ». En mobilisant l’idée de « réalité psychique », Freud « déconstruit » concrètement cette hiérarchie. Préfigurant la critique derridienne de la « logique du supplément », il montre que la catégorie « supplémentaire », celle que l’on tient pour superflue et indésirable, est le noyau même de la catégorie brandie comme étant première et essentielle. Je ne vois pas de contradiction entre la défense de l’art comme critique de la culture et la prise en compte de la réalité psychique. Le théoricien britannique de la culture et de la politique Stuart Hall disait que la logique de l’attrait massif exercé par le thatchérisme ne s’apparentait pas à celle d’une argumentation philosophique mais à celle d’un rêve. Pour prendre un exemple plus récent, le film de Michael Moore Sicko – qui livre une analyse dévastatrice du système de santé américain et de ses bénéficiaires, l’industrie pharmaceutique et le secteur des assurances – a suscité un énorme engouement à sa sortie, en 2007, et il s’est rapidement hissé à la troisième place des documentaires ayant fait le plus d’entrées au cours des trois dernières décennies. Barack Obama a été élu président des États-Unis l’année suivante et, depuis lors, son projet de réforme de la santé se heurte à l’opposition massive des personnes qui auraient pourtant le plus à y gagner. Comme le dit succinctement l’expression américaine : « Go figure » (va comprendre). Ces récents développements auraient au moins pu inciter les « artistes politiques » qui cherchent à « élever les consciences » à faire preuve d’un peu de réflexivité. Non seulement l’attitude des artistes qui entreprennent d’élever les autres consciences au niveau de la leur a quelque chose d’inévitablement condescendant, mais ce genre de tentative est généralement futile : soit la masse des gens « savent bien, mais quand même », soit leur conscience est le produit exclusif et inébranlable de la chaîne Fox News.

« Art and politics: A reappraisal », Entretien avec Hilde Van Gelder, Eurozine, 3 juillet 2010

Traduction française de Nicolas Vieillescazes, à paraitre dans Ça de Victor Burgin publié par le Jeu de Paume et Manuella Éditions, Paris.

This article was first published in English in A Prior Magazine, issue 20/2010, and has been provided by Eurozine (www.eurozine.com)

 



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